Saint VENANCE FORTUNAT, évêque de Poitiers (610)

  Fête : 14 décembre

Venantus Honorius Clementianus Fortunatus naquit en 530, à Douplable en Italie, non loin de Trévise. Ses deux noms de famille étaient Honorius Clementianus, qui indiquent assez que ses proches étaient d'origine latine ou qu'ils habitaient l'Italie depuis longtemps. Il y ajouta plus tard ceux de Venantius en mémoire d'un saint abbé de Touraine qu'il s'était proposé comme modèle, et de Fortunatus, à cause de sa confiance dans le martyr de ce nom qui avait souffert à Aquilée. C'est ce dernier qui lui est resté dans la suite, et sous lequel il est le mieux connu. Sa naissance l'attacha au christianisme. Ses études l'amenèrent de bonne heure à Aquilée, où peut-être il étudia sous la direction de Paulin, alors attaché aux écoles de cette ville, et qui plus tard en devint évêque sans cesser d'être son ami. Paulin aurait voulu l'attacher à l'Eglise ; mais le jeune homme n'y était pas encore appelé, et, après avoir reçu de lui les éléments de la foi chrétienne et de la science, il alla étudier à Ravenne la rhétorique et la poésie, qui devaient lui faire une si belle place parmi ses contemporains.

Pendant qu'il étudiait dans cette ville, où ses succès n'étaient pas aussi peu remarquables que son humilité s'est plu à le dire, l'assiduité de son travail fatigua tellement sa vue qu'il dut craindre bientôt d'en être privé entièrement. Inquiet de cette prévision, il priait un jour dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul devant un autel érigé à saint Martin de Tours dont la renommée et les miracles étaient célèbres dans tout le monde. Tout à coup un mouvement de foi s'empara de son cœur. Une lampe brûlait près de l'image du saint évêque. Il s'en approcha, se frotta les yeux avec un peu d'huile qu'il y prit, et soudain il fut guéri. Ce même miracle fut répété en même temps pour Félix, un de ses amis qui, souffrant du même mal, l'avait accompagné, et qui devint peu de temps après évêque de Trévise.

Cette faveur, on le conçoit, ne pouvait qu'augmenter dans le jeune homme le sentiment de dévotion qu'il avait eu jusque-là pour saint Martin, et dont il était si généreusement récompensé. Dès ce moment, il résolut de faire aussitôt qu'il le pourrait un voyage en France, et de remercier le glorieux thaumaturge dans sa célèbre basilique de Tours. Les troubles de l'Italie vinrent hâter bientôt l'exécution de ce dessein. Les Lombards menaçaient cette belle contrée, où ils entrèrent en 568. Leur barbarie dévastait tout, et déjà on tremblait dans la prévision d'un envahissement prochain, d'autant plus redoutable que le nom chrétien leur était plus odieux. Fortunat ne voulut point attendre ces malheurs ; il s'éloigna en 566, et après s'être arrêté quelque temps à Douplable pour y voir sa famille, il continua sa longue route tantôt à pied, tantôt à cheval, selon que le passage fréquent des montagnes, des plaines ou des rivières rendait plus commode l'un ou l'autre moyen.

Pendant ce trajet difficile, l'intéressant voyageur faisait de nombreuses haltes chez des personnages marquants, par qui son talent pour la poésie, que déjà il cultivait avec succès, le faisait remarquer et retenir. On se plaisait à lui faire raconter ce qu'il avait vu. Le charme de sa narration, la vivacité de son esprit charmaient ses hôtes. A cette admiration pour son génie se joignait une véritable estime pour la pureté de sa conduite et la douceur de son commerce. De sorte qu'à la faveur de ces relations littéraires, qui lient si aisément ceux qui les aiment, il se fit partout des amis autant que des admirateurs.

Sigebert Ier, l'un des princes les plus éclairés, sinon des plus vertueux de ce temps, régnait en Austrasie. Il reçut avec bonté Fortunat, qui eut le bonheur de le captiver et de s'en faire un ami : il eût voulu même le retenir à sa cour et lui fit des offres séduisantes. Mais le sage voyageur s'aperçut bientôt que le roi était mal inspiré par ses courtisans ; il craignit un séjour pour lequel sa vertu n'était point faite, et s'excusa sur le but principal de son voyage qui devait le mener à Tours. Sigebert voulut du moins lui donner une preuve honorable de son amitié et de ses regrets, en le faisant accompagner d'un de ses officiers, qui devait pourvoir pendant tout le reste de son voyage à ses besoins et à sa sûreté. Comme ce prince était fort attaché à sainte Radegonde, et qu'il croyait voir en Fortunat un homme qui pourrait la servir dans ses affaires, qui n'étaient pas toujours sans de graves difficultés, il voulut qu'après avoir satisfait sa piété envers saint Martin, il se rendît à Poitiers et présentât de sa part à l'humble et illustre reine une lettre de recommandation.

Fortunat arriva à Tours et s'y acquitta de ses devoirs envers son saint protecteur, probablement en 568. Saint Euphrone en était alors évêque : entre lui et Fortunat commença dès lors une étroite union de sentiments qui ne cessa plus, et qui les fit regarder mutuellement désormais comme le fils et comme le père l'un de l'autre.

Sainte Radegonde n'était qu'à trente lieues de Tours où, comme Fortunat, elle était venue dans les jours de ses épreuves témoigner de sa confiance à saint Martin et laisser dans une fondation monastique un monument de sa royale piété. Depuis plus de dix ans elle vivait dans son monastère de Sainte-Croix d'où le parfum de ses vertus, la renommée de son savoir, la délicatesse de son esprit attiraient vers elle les regards du monde. A tant de titres, le poète et le chrétien devait se sentir désireux aussi de la connaître. D'ailleurs l'Italie était en feu sous les brandons de ses sauvages conquérants. Le voyageur était devenu un exilé. Trop de loisirs lui étaient laissés loin de sa patrie. Et d'ailleurs Dieu dirigeait dans ses desseins cachés la marche de cette existence qu'il voulait fixer. Quoi qu'il en soit, résolu de retarder son retour à Trévise, il vint à Poitiers, visita, entendit et admira sainte Radegonde. De son côté, la grande Sainte découvrit dans Fortunat l'alliance si rare d'une piété éclairée qui allait à la sienne, et d'un génie élevé qui ne lui plaisait pas moins. Une douce et pieuse sympathie lia donc bientôt ces deux âmes que le ciel destinait à ne plus être séparées que par la mort. Quand Fortunat, après avoir goûté quelque temps cette aimable intimité dont l'abbesse sainte Agnès eut aussi une part méritée, voulut enfin revenir à Tours que lui faisait aimer saint Euphrone, les deux religieuses unirent leurs instances pour le déterminer à ne point les quitter. Sa haute intelligence, l'estime qu'on faisait de lui à la cour, la sainteté de sa vie, leur indiquait en effet dans Fortunat un homme dont le crédit pouvait leur être d'un grand avantage pour leurs affaires temporelles. Quant à lui, n'y avait-il pas aussi de persuasives raisons de s'attacher à cette perspective d'une position grave, respectée, utile, dans son âge déjà mûr et dans ce dégoût qu'il avait éprouvé des vanités du monde et qui n'avait pu diminuer au contact des grandes vertus de nos deux saintes ? Il se décida, et ainsi déjà Poitevin par le cœur, il le devint par la résolution de ne plus s'éloigner.

L'abbé de Saint-Hilaire, Pascentius, était monté en 564 sur le siège de Poitiers. Il ne tarda pas à connaître et à goûter le saint homme, et quoiqu'il fût étranger, ce qui le rendait canoniquement inhabile à l'ordination, le prélat crut que cette vertu solide, qui s'appuyait en lui sur la piété des habitudes et des sentiments, devenait une suffisante garantie de l'avenir ; il n'hésita donc pas à l'admettre dans son clergé, où après les épreuves et intervalles canoniques, il arriva par les degrés inférieurs de la cléricature à la dignité sacerdotale. Ce caractère devait entrer pour lui dans les désirs de sainte Radegonde. Dès lors il pouvait administrer, avec le temporel de sa communauté, les secours spirituels dont elle n'avait pas un moindre besoin. Dès lors aussi se multiplièrent ces saintes et aimables relations dans lesquelles on trouve fort souvent le poète cédant, par un innocent entraînement, au génie qui colore pour lui les plus petites circonstances de la vie infime ; et toutefois le négociateur sérieux traite en même temps, avec tout l'intérêt qu'elles méritent, les affaires de la plus haute gravité. Pendant que cet esprit distingué s'assouplit à la composition de grands poèmes ou de nombreuses compositions en prose sur la vie et les miracles de saint Hilaire, de saint Martin et d'autres illustres personnages, chers à l'Eglise, ou à mille petites poésies empreintes de délicatesse et de réelles beautés, il n'en traite pas moins avec les rois qui le respectent et l'écoutent, avec les plus saints évêques qu'il a pour amis, des plus importantes choses du monastère. Il entre en négociations, il entreprend des voyages en diverses cours, il défend Sainte-Croix contre les spoliations des grands, il y maintient l'esprit de la règle et parmi tant de détails auxquels ne suffirait pas un homme ordinaire, il n'en travaille pas moins pour lui même à l'étude des saints Livres, il s'adonne à la théologie, lit avec fruit les Pères, et se fait dans la littérature latine, qui expirait de son temps, une réputation immortelle, ajoutant ainsi le prestige du savoir humain à la splendeur de ses vertus religieuses. Aussi, ses plus illustres contemporains n'avaient qu'une voix pour le louer : c'était une belle gloire de mériter, comme une première couronne de sa sainteté, dans l'approbation d'aussi saints prélats que Germain de Paris, Félix de Nantes, Nicet et Magnéric de Trèves, Euphrone de Tours et Avit de Clermont.

Quoique saint Fortunat n'eût pas encore reçu tous ces témoignages de l'estime universelle en 570, quand on reçut à Sainte-Croix la précieuse relique due aux instances de sainte Radegonde et à la générosité de l'empereur Justin II, il n'est pas douteux qu'il ne se mêlât déjà aux affaires du couvent, puisqu'à cette occasion il composa la belle hymne si connue dans toute l'Eglise : Vexilla Regis prodeunt, et qu'il adressa comme remerciement à Justin et à l'impératrice Sophie une lettre en vers au nom de sainte Radegonde et de ses sœurs.

C'est ainsi que, devenu aussi recommandable par son éminente piété que par son érudition et son éloquence, le bon prêtre vécut, tantôt dans le soin d'une administration compliquée, tantôt dans la retraite et dans l'étude, adoucissant les difficultés du double ministère des consciences et des choses du monde par les charmes d'une amitié innocente que les grandes âmes préfèrent toujours à tous les plaisirs. Mais de profonds chagrins, de tristes inquiétudes l'éprouvèrent. Il vit mourir sainte Radegonde, puis bientôt après sainte Agnès, puis encore sainte Disciole, l'aimable et pieuse émule de leurs vertus. II vit les troubles scandaleux apportés dans la famille de Sainte-Croix par la détestable ambition de deux princesses orgueilleuses, Chrodielde et Basine ; mais les saints profitent des revers comme des consolations pour se sanctifier, et en arrivant à une vieillesse avancée, le nôtre pouvait rendre grâces à Dieu de ce que tant d'années, passées à son service en faveur de l'illustre monastère de Poitiers, y avaient produit au moins dans bien des âmes faites pour le ciel des fruits de bénédiction que rien ne pourrait leur ravir.

Son ministère sacerdotal se prolongea sous trois évêques qui se succédèrent depuis son arrivée dans le Poitou, jusqu'à la fin du VIe siècle ; Marovée, qui n'avait pas toujours favorisé, selon le vœu public, la belle entreprise de sainte Radegonde, avait remplacé Pascentius II et Platon Marovée. Les œuvres du poète sacré où ces noms vénérés depuis mille quatre cents ans reviennent souvent avec les éloges qu'ils méritent, prouvent dans quels rapports de soumission filiale, de sainte familiarité et de services utiles Fortunat resta toujours avec eux.

En 599, il avait soixante-neuf ans, et près de la moitié de sa vie s'était écoulée dans ce continuel exercice de vertus modestes et de bonnes œuvres, qui en avaient fait aux yeux de tous un modèle de prudence administrative, de zèle charitable et de saint dévouement. Aussitôt donc que Platon, qui siégeait depuis sept ans, eut quitté cette même année une vie que Fortunat a louée dignement, on n'hésita point sur le choix de son successeur. Fortunat fut nommé d'une voix unanime. Dès ce moment, il s'appliqua avec le zèle et l'activité de la jeunesse aux grands devoirs d'un pasteur accompli. Il se hâta de travailler, comme s'il avait senti que le temps lui manquerait bientôt. Il ne devait garder, en effet, qu'à peine une année entière le soin de sa charge, trop forte peut-être pour un vieillard septuagénaire. Il composa alors son explication du Symbole et celle du Pater, destinées en forme d'homélies au peuple qu'il devait nourrir de la parole de Dieu. Ces ouvrages nous sont restés et témoignent, avec beaucoup d'autres, que cette belle imagination qui avait si souvent et sur tant de sujets inspiré son langage poétique, n'en était pas moins empreinte des grandes et solennelles pensées qui rendent les choses de la foi sous des traits capables de la faire aimer.

Saint Fortunat mourut en 600, probablement le 14 décembre, jour où l'on célèbre sa fête de tout temps dans l'église de Poitiers. Il fut enterré dans l'abside de la basilique de Saint-Hilaire. Paul, diacre d'Aquilée, étant passé à Poitiers vers le milieu du siècle suivant, visita son tombeau, honoré par la dévotion populaire. A la demande d'Aper, alors abbé du monastère, il composa une épitaphe pour le pontife, dont il se glorifiait d'être le compatriote. Il y faisait un bel éloge de son génie et de la sainteté de sa vie.


Sources :

« Saint Fortunat de Douplable, évêque de Poitiers », dans Paul Guérin, Les Petits Bollandistes : du 1er décembre au 31 décembre, t. XIV, Paris, Bloud et Barral, 1876, p.296 (en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k307444/f302.item.texteImage)